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Les quatre grilles du PaRDeS

Quadruple EL par Frank LALOU
Quadruple EL par Frank LALOU






Robert Elbaz paceminterris
On peut faire ici l’éloge de l’ambiguïté : un texte trop clair cesse de signifier. L’absence de voyelles, la possibilité de changer le sens d’un mot ou l’ordre des lettres permet des interprétations très intéressantes.

Les quatre grilles du PaRDeS
Le pardes, (littéralement un verger) constitue une grille incluant toutes les stratégies sémiotiques interprétationnelles. Il nous incombe de clarifier le type de rapport qu'il y a entre les quatre grilles qui composent ce pardes. Tout d'abord il y a le problème de la mise en ordre à l'intérieur de cette grille interprétationnelle. Peut-on parler d'une mise en ordre hiérarchique de quatre niveaux superposés? Et dans ce cas un niveau aurait la primauté sur les autres. A quel niveau donnerait-on cet avantage? D'après Atlan, il s'agirait de quatre « niveaux de signification » imbriqués les uns sur les autres ;. Le premier niveau serait le pshat et dans un mouvement ascendant ou descendant nous pourrions passer au remez, au drash et au sod et le sod serait dans ce cas-là le niveau de signification le plus réprimé ou le plus profond.

Plutôt que de quatre niveaux, il s'agirait d'une configuration de quatre grilles interprétationnelles, chacune articulant une stratégie différente dans un processus continu. Cette continuité commence avec ce qu'il y a dans le texte, ou ce qui paraît être dans le texte et finit avec ce qui n'est pas du tout dans le texte. Ce n'est pas simplement une question des dimensions implicite et explicite du texte, car la dimension de l'implicite manifeste une certaine présence: l'implicite serait là dans le texte entre les lignes. Le sod serait plutôt une absence, à une distance infinie du texte, je dirais même presque irrécupérable. Il faudrait traverser le texte dans son entier pour y accéder. Il nous faudrait, en effet, laisser le texte derrière nous pour retrouver et surtout générer le sod. Car il me semble que le sod renferme tout le procès de production; c'est une ouverture pure, un commencement qui n'arrête pas de commencer. C'est ce qui n'est pas là mais qui reste toujours à inventer. Il conditionne la signification. Il la rend possible.

Mais commençons avec le pshat. Le pshat, le sens littéral, l'évidence, le facile (pashut veut dire facile) est renfermé dans l'espace même que les signes occupent (hitpashtut veut dire extension spatiale); la signification est littéralement étalée sur la surface des signes. Elle colle aux mots; c'est ainsi que la conçoit Rashi (Rabbi Shelomo Yitshaki, commentateur médiéval qui a composé le commentaire pshatic standard de l'ancien testament) lorsqu'il dit: "upshuto quemashmao" qui veut dire: on l'entend, on le comprend d'une manière simple, littérale. Evidemment le lecteur averti doit se méfier de ce genre de déclaration car elle apparaît chaque fois que Rashi rencontre des difficultés d'interprétation. Car si le pshat constitue la doxa, le sens commun, ce qui est évident, il n'est nul besoin de l'affirmer. En effet, souvent Rashi saute des passages entiers sans les expliquer car il compte sur la sens commun du lecteur, et le pashut n'a pas besoin d'être dit. Quel est le sens de cette déclaration alors? Elle vient combler un écart, cacher un manque. Elle fonctionne comme cette abréviation du Talmud, teyko (tishbi yefaresh kushiot oubaiot) qui veut dire: le messie apportera la solution aux questions et problèmes qui demeurent pour le moment irrésolus.

Le texte du Talmud a recours à cette stratégie de renvoi chaque fois qu'une solution demeure introuvable ou bien lorsque les solutions virtuelles sont contradictoires et s'annulent les unes les autres. En d'autres termes, le texte diffère sans cesse, car le temps du teyko lui-même demeure indécis; il coïncide avec ce point temporel à l'horizon qui est en retraite perpétuelle. Ainsi le texte est en suspension, il s'auto génère à mesure qu'il avance vers ce point de retraite. De plus LeHitPaSHeT veut dire se mettre à nu. Ceci est en fait la signification résiduelle après que les mots ont été mis à découvert, dévoilés, mis à nu. En bref, lorsque les signes sont vidés de leurs contenus nous demeurons avec le pshat. Ce qui suggère que le pshat lui-même est multidimensionnel, impliquant plusieurs couches de signification, si ce n'est que parce qu'il est donné à la contingence historique: le pshat d'une époque n'est pas le pshat d'une autre époque. Au bout du compte, le pshat n'est pas pashout, n'est pas simple ou littéral.

La prochaine grille est celle du remez, de l'allusion. En l'absence d'une plénitude de sens, le texte fait allusion à un autre texte qui, par approximation va apporter cette plénitude tant désirée. Le texte, en quelque sorte, compense pour son manque à travers un autre texte. Ceci est tout aussi vrai pour la prochaine grille, celle du drash qui constitue aussi un intertexte. Il en résulte que chaque récit inclut quelques remazim (pluriel de remez) qui le rattachent aux autres récits; tout récit cherche sa signification dans une dimension allusive qui le porte vers un autre récit. Cependant, nous demeurons ici d'une manière ou d'une autre –par le biais d'un mot, d'une expression, qui rappelle un autre mot, une autre expression– connectés aux signes du texte lui-même, c'est-à-dire que nous sommes encore ancrés à la matérialité du texte.

Le drash, par contre, relève de l'enquête du texte lui-même. Le texte doresh, est actif, il pose des questions, il interpelle, il sollicite le lecteur au sujet de quelque chose qui n'est pas dans le Texte. Et les questions qui sont posées à l'intérieur des paramètres de cette grille impliquent le contexte lui-même. Ce manque est comblé par tous les mythes et légendes (les aggadot) qui sont disséminés à travers tout le texte pour œuvrer à son expansion indéfinie. Revenons à Rashi, le commentateur médiéval: souvent lorsqu'il pense qu'il a échoué au niveau du pshat, il déclare: hamikra haze omer darsheni—littéralement ce texte nous dit: pose-moi des questions, sollicite-moi. Ainsi le texte en cours est en quête d'un développement plus élaboré dans d'autres textes qui viennent le compléter. Le Texte opère comme un relais à d'autres textes, à d'autres parties qui le constituent, qui sont elles-mêmes incomplètes, étant données que chaque élément textuel cherche sa plénitude dans d'autres éléments ; Le Texte, cet Archi-Texte incluant tous les textes constituerait donc un réseau matriciel de relations sémiotiques se relayant les unes les autres à l'infini.

Prenons comme exemple de cette interprétation midrashique le Livre de Jonas (Iona en hébreu), Ch II, versets 1 et 2.

Ce livre est intéressant à plus d’un titre :

c’est la seule prophétie qui s’adresse aux Gentils. Le pardon de Dieu est universel.
Jonas refuse la mission qui lui est confiée. Est-ce parce qu’il n’accepte pas le pardon que le Dieu clément va accorder aux ninivites, coupables à ses yeux de crimes odieux ? Est-ce qu’il craint que le châtiment des Juifs, qui eux, ne se repentent pas va être plus fort ? Croit-il qu’une prophétie ne peut s’ exercer qu’en terre sainte ?
Ce livre consacré au repentir se lit à un moment très solennel de Kippour (Grand Pardon comme son nom l’indique)
Quand Jonas sur le bateau est poursuivi par la colère divine, il refuse que les autres soient punis par sa faute et il leur propose de le jeter à la mer. Il faut reconnaître aussi que les marins ne connaissant pas le vrai Dieu, ont eu recours au sort pour désigner le coupable ( selon la tradition, ils ont tiré au sort plusieurs fois pour ne pas tuer un innocent)
Ainsi, dans le premier verset de Jonas, il est dit: vayman adonai dag gadol livloah et yona, vayhi yona bimee hadag shelosha yamim oushlosha leilot. Je traduis littéralement: Et Dieu mandata un grand poisson pour avaler Jonas et Jonas fut dans le ventre du poisson trois jours et trois nuits. Le mot dag réfère au poisson, mais un poisson mâle. Dans le deuxième verset il est dit: Vayitpalel yona el adonai elohav mimee hadaga qui veut dire littéralement: Et Yona a prié Adonaï, son Dieu du ventre du poisson. Seulement cette fois il s'agit de daga au féminin, un poisson femelle. Le texte pose la question de l'usage du masculin, dans le premier verset, et celui du féminin dans le deuxième, cela nous paraît mystérieux sinon incompréhensible. Du point de vue du pshat le texte est assez conséquent puisqu'il s'agit dans les deux versets de poisson et daga serait pris pour un terme générique, le poisson en général, et il va de soi qu'il s'agit d'un seul et même poisson. Mais le texte nous sollicite avec cette question du genre et une interprétation « drashique » est requise pour satisfaire cette interpellation. Apparemment, Jonas avait été englouti par un poisson mâle dans le ventre duquel il était bien confortable sans aucune inclination à prier pour son salut. Sous les ordres de Dieu ce poisson transféra Yona à un poisson femelle enceinte de milliers de petits poissons, ce qui n'a pas laissé beaucoup d'espace pour Jonas qui s'y est senti dans l'inconfort, et c'est apparemment ce manque de confort qui le décida à prier pour son salut. D’où l'usage du masculin dans le premier verset et du féminin dans le second. Nous voyons ici comment le drash élabore tout un récit principalement pour résoudre ce qui paraît être une inconsistance grammaticale. Le Texte biblique a recours à ce type de multiplication narrative lorsque ces inconsistances apparaissent et elles ne sont pas toujours de nature grammaticale. Ces inconsistances sont recherchées par le Texte, puisqu'il est doresh, puisqu'il sollicite; le drash serait donc l'une des stratégies de base qui permet au texte de s'amplifier, d'élargir son espace. Ainsi est amplifiée ce que j'appelle la dimension interstitielle du texte, car ces récits additionnels bien qu'il n'appartiennent pas à proprement parler au corps du texte dans l'immédiat sont générés afin de le rendre plus conséquent avec lui-même, pour niveler son homogénéité. Et ces récits sont partie intégrée et intégrante du processus de production des formes narratives de la Bible.

Le sod, (ou le secret), la quatrième grille, marque le plus d’éloignement par rapport au texte. Il relève de ce qui est inconnu dans le texte. L'on pourrait prétendre qu'il s'agit du retour d'un refoulé, de quelque chose qui se trouve dans l'inconscient du texte pour remonter à la surface. En fait, comme je l'ai suggéré plus haut, le texte doit être traversé de part en part afin d'accéder au sod. Car le sod est lui-même un phénomène de surface, pas une couche profonde; il manifeste tout aussi bien le jeu variable de ses signifiants.

L'accès à l'élaboration « sodique » exige une opération sur le signe; une manipulation du signe est nécessaire pour accéder à son sod. Les deux stratégies performatives de cette opération sont la guématria ou les combinaisons et équivalences numériques et le notarikon, la cassure et le regroupement des signes. Ces deux stratégies sont nécessaires pour obtenir une nouvelle signification. : elles permettent en même temps la cassure et la réunification nécessaires. Ces deux stratégies, et de là leur potentiel multiplicateur, peuvent être appliquées de façon arbitraire à n'importe quel signe dans le Texte

Prenons encore une fois pour exemple le verset que nous avons mentionné plus haut. Le Chapitre II, verset 1 du Livre de Yona commence avec le mot vayman, qui veut dire selon l'interprétation pshatique que Dieu a mandaté un poisson pou avaler Yona. Cependant, le mot vayman est divisible, selon la stratégie du notarikon, en deux parties: vay et man. Vay, par ailleurs, est composé de vav et yod, respectivement la sixième et la dixième lettre de l'alphabet, de ce fait leur équivalence numérique, est de 16. La deuxième partie du mot est man, qui réfère par allusion, selon la grille du remetz à la manne que les fils d'Israël avait consommée, pendant quarante ans moins 16 jours, dans le désert avant d'accéder à la terre promise. La quantité de nourriture qui avait été économisée pendant ces 16 jours, cette manne résiduelle, a servi pour nourrir le poisson afin qu'il ne digère pas Yona dans son estomac, et Yona lui-même a bénéficié de cette manne résiduelle pour sa propre survie. Nous voyons ici comment le texte s'accommode des quatre grilles d'interprétation.

La logique extrême du pshat, c'est le sod, et la logique extrême du sod, c'est le pshat. Ce sont ces deux grilles, qui déterminent les paramètres du Texte Biblique dans sa totalité. Ces quatre grilles confirment, comme je l'ai suggéré plus haut, un processus de distanciation du texte, et la création des écarts correspondants. La qualité essentielle du sod, l'activité sémiotique/interprétationnelle est la plus opérationnelle. La plus éloignée des grilles permet le plus de travail d'interprétation. Car le sod, c'est l'espace de l'écart, le blanc pur incluant la virtualité génératrice du Texte: c'est la page blanche renfermant toutes les significations. Le sod permet la génération de nouveaux textes qui viennent amplifier ce qui est déjà là. Le sod incorpore la dimension interstitielle du texte, car le plus distant permet le plus de productivité textuelle. Et une fois que nous avons traversé les limites du sod, nous nous retrouvons dans un nouveau pshat: la limite extrême de tout sod est un pshat; tout pshat a dû constituer au départ un sod. Car tout signe, tout ot, a du être un blanc au départ, une virtualité de signification pure.

En ce qui concerne cette vacuité du signe biblique, il est intéressant de noter, par ailleurs, qu'en hébreu le signe davar veut dire et le mot et la chose, et le signe et son référent. Ces deux mondes parallèles se rencontrent dans le midbar,–le désert où les signes sont inscrits dans le feu—l'espace de la production des signes par excellence. Le davar est en quête du davar dans le midbar. Le mot recherche le monde dans le désert; le signe et son référent se tiennent dans le désert, qui est l'espace du manque et de la privation. C'est seulement dans la vacuité du midbar Sinaï que la signification peut se produire. Je voudrais citer ici un passage d'un autre texte qui parachève cette réflexion sur le signe désertique:

Le désert ne connaît pas de limites, ni de frontières, ni de routes ou itinéraires spécifiques. Dans son ouverture, le signe ne s'accommode jamais d'un mode d'inscription particulier. Les signes dans leur prolifération et multiplication s'évanouissent les uns dans les autres, se reflétant et se réfractant les uns les autres. Le remplissage sémiotique du texte (…) comme le désert, demeure inépuisable: plus il est rempli plus, il reste à remplir. D'où la dimension interstitielle du texte: le texte est toujours expansif, car l'interstice en tant que tel, n'est pas spécifiable et n'a pas de limites. C'est un espace qui est voué à une ouverture toujours plus large, à un écartèlement perpétuel…

…le midbar ( désert) est donc le lieu à l'intérieur duquel les mots et les choses s'unifient, le texte et le monde deviennent un. C'est dans le midbar que le mot divin devient chair, que le mot divin devient objet. Et, comme le désert est négateur par définition, il demeure l'espace du manque et de la privation. Les seuls objets qui l'habitent, pour remédier à cette privation, sont les paroles, les mots, les signes. En effet, comme l’ermite, on va au désert à la rencontre des mots bien plus qu'à la rencontre du monde, pour vivre les horizons infinis de la Parole. Le davar peut rencontrer le davar, l'objet peut rencontrer le nom exclusivement dans un espace où le manque de l'un conditionne la plénitude de l'autre, où le mot devient chair, où le signe est total dans sa signification instantanée. Le midbar est shémama, vide et abstrait, mais il coïncide indéfiniment avec lui-même, avec les paroles qui l'habitent à l'infini.

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